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ETTY
HILLESUM /2
La
fille qui ne savait pas s’agenouiller
Découvrir l'Absolu dans l'histoire
L'expérience divine est dialogue,
relation essentielle. À propos de la relation dialogique Martin Buber affirmait
que “dans chaque Tu individuel le mot fondamental invoque le Tu éternel”. Etty
fait cette expérience de Dieu: “De fait, ma vie n'est qu'une perpétuelle écoute
'au-dedans' de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j'écoute
'au-dedans', en réalité c'est plutôt Dieu en moi qui est à l'écoute. Ce qu'il y
a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l'essence et la profondeur
de l'autre. Dieu écoute Dieu”. On pourrait se demander, comme d'aucuns l'ont
fait, si cette expérience n'a pas été une fuite du drame historique que se
consumait et si elle n'est pas pour cela marquée par une passivité coupable.
Une lecture attentive du Journal lave
la jeune juive de ces soupçons. Etty n'a pas affronté la tragédie de
l'holocauste à la légère et connaît bien l'idéologie de la “solution finale”.
Bien au contraire, elle vit la mort devant les yeux et écrit d'elle-même et de
son peuple que les nazis veulent “notre perte et notre extermination, aucune
illusion à se faire là-dessus”. Sa conscience n'est pas une acceptation passive
du destin, mais impulsion à lutter contre l'oubli de la dignité, contre la
résignation qui paralyse le sens critique et tue toute possibilité de
changement : “Ça ne m'étonne pas d'entendre partout et toujours 'nous ne
voulons pas penser, nous voulons oublier aussi vite que possible'. Il me semble
qu'il y a là un grave danger”.
Avec une douloureuse lucidité, Etty
indique les motivations les plus profondes, les raisons métaphysiques du
génocide : le monde ne peut changer si ne changent d'abord le cœur et la
mentalité de chaque individu. Voilà le changement le plus radical qui demande
une lutte plus dure. La victoire ne sera possible que si l'on réveille dans la
conscience de l'homme l'image de Dieu. Pour cela, Etty s'exclame avec
force : “Je ramènerai à la vie ce qui, chez les vivants, est déjà
mort : ainsi n'y aura-t-il plus que la vie, une grande vie universelle,
mon Dieu”. Etty veut devenir médiatrice entre Dieu et les hommes : “Je
servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre”. La
relation je-tu s'ouvre au troisième terme : elle est vécue non dans
l'espace fermé de son propre je, dans un intimisme solipsiste, mais au milieu
des baraques du camp de concentration. En se chargeant d'une pauvre humanité,
Etty assume la mission de rallumer dans le cœur de l'homme l'étincelle de
l'Éternel, de faire découvrir à chacun son unicité dans le dialogue profond
avec Dieu.
Cette originalité est aussi la tâche
de la mission chrétienne. Laisser émerger les hommes de la multitude, les
appeler par nom, donner un nom à l'aimé, faire en sorte qu'il ait une valeur
unique. Ce n'est pas l'humanité, ce n'est pas l'homme en général, mais l'homme
concret que je suis qui est le centre, le cœur de tout l'univers, le terme de
l'amour de Dieu.
Etty croit jusqu'aux conséquences les
plus extrêmes que pour vaincre la trahison, l'abrutissement, la division qui
rendent l'homme pareil à une bête féroce, même dans la condition de victime
innocente, la seule chose que nous pouvons sauver et “aussi la seule chose qui
compte : un peu de toi en nous, mon Dieu”. Voilà le défi qu'Etty lance à
elle-même, à ses gens, à ses bourreaux.
La
responsabilité pour l'autre
Dans cet élan, elle partage
volontairement le sort de ses gens. Elle veut être du côté de son peuple et
avec son peuple, faire sienne sa souffrance, malgré la possibilité qu'elle a de
se sauver.
Ce sens de la responsabilité pour
autrui n'a rien à voir avec une exaltation de la souffrance. Celle-ci ne doit
être ni justifiée, ce serait immoral, ni recherchée non plus, ce serait
pervers. C'est plutôt à cause du fait d'être des hommes que l'on se trouve
impliqué dans la souffrance : “Il n'est pas au-dessous de la dignité
humaine – dit Etty – de souffrir”. Ce qui compte “c'est la façon de la
supporter, savoir lui assigner sa place dans la vie tout en continuant à
accepter cette vie”. La responsabilité pour autrui suppose d'abord qu'une
conscience se mette à la place d'une autre, sans pour autant que cette dernière
soit éliminée de sa place, déchargée à son tour de sa propre responsabilité.
Voilà la dynamique à laquelle Etty prend consciemment part lorsqu'en observant
la vie tragique et agressive des prisonniers des baraques de Westerbork elle
affirme : “Laissez-moi … être la baraque-refuge de la meilleure part de
vous-mêmes, cette part certainement présente en chacun de vous. Je n'ai pas
tant à agir, je veux seulement être là. De ce corps, laissez-moi donc être
l'âme. Et chez chacun de ces gens, j'ai trouvé en effet un geste, un regard,
qui dépassait de loin leur niveau habituel et dont ils avaient sans doute à
peine conscience. Et je m'en sentais la dépositaire”.
Passion
pour la beauté et le sens de la vie
La richesse intérieure d'Etty et de
sa confiance en Dieu n'exorcise pas la beauté terrestre et la passion humaine.
L'ascèse n'est pas pour elle la négation de la vie terrestre, mais plutôt sa
plus profonde célébration. Etty aime la vie : elle mange volontiers, elle
veut être femme, désire les belles choses, la tendresse lui fait plaisir, elle
ne cache pas ses passions. Elle entre en contact avec Dieu non malgré son
existence physique, mais bien en elle et grâce à elle.
L'attirance vers la beauté de la vie
qui culmine dans l'ouverture à l'autre est quelque chose qui fascine dans la
personnalité de cette jeune juive. Dans un monde qui hait ou reste passif à
regarder, Etty a eu le courage de faire un choix fondamental : ne pas
entrer dans la spirale de la haine, croire que Dieu est le sens le plus profond
de la vie et le communiquer à l'autre. Fidèle à cette option fondamentale, elle
a offert sa jeune existence. Dans l'attitude où l'homme rencontre son
partenaire comme le je face au Tu, il atteint aussi le plus haut degré de son
développement humain. Etty résume ainsi sa vie : “ Quelle étrange
histoire, tout de même, que la mienne, celle de la fille qui ne savait pas
s'agenouiller. Ou – variante – de la fille qui a appris à prier. C'est mon
geste le plus intime, plus intime encore que ceux que j'ai dans l'intimité d'un
homme”.
Dans notre temps si appauvri par
manque de perception de l'autre, par l'incapacité de l'accueillir et par le
refus de sa diversité, aussi bien ethnique que sociale, l'exemple d'Etty
Hillesum surprend par son actualité. Nous sommes invités à saisir, au-delà du
contingent, la signification profonde de l'histoire humaine, la réalité ultime
qui la fonde et lui donne du sens. C'est une invitation indirecte à redécouvrir
le proprium de l'expérience
chrétienne : la centralité de la personne comme lieu privilégié de la
présence de Dieu. Il propose à nouveau cette forme de communication, d'annonce
de la foi de personne à personne par laquelle “la conscience personnelle d’un
homme est atteinte, touchée par une parole tout à fait extraordinaire qu’il
reçoit d’un autre” (Evangelii nuntiandi,46). Son histoire est un
témoignage authentique d'une foi qui ne s'éteint pas, un défi courageux contre
la résignation face à l'impossible, une mémoire féconde pour un avenir
meilleur.
(Traduit de l'italien par Giuseppe Di
Salvatore)
03/12/2014
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