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RÊVES ET DÉSENCHANTEMENT
DES
JEUNES CAMEROUNAIS
Nous présentons une recherche très intéressante sur la jeunesse camerounaise. Elle est d'actualité pour tous ceux qui s'occupent de l'accompagnement des jeunes en Afrique : en famille, à l'école, à l'Église. L'analyse de la situation sociologique des jeunes et des modèles qui les orientent est importante en effet, pour les initier à un travail critique sur la culture contemporaine, mondialisée par les médias, et pour les inviter en même temps à la réflexion et au culte de l'effort comme voie de la réussite. La description de cette recherche sur certaines tendances de la jeunesse actuelle est d'une grande utilité pour une réflexion ecclésiale en vue du Synode prévu en octobre 2018 sur "Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel".
Jean-Marcellin Manga, Jeunesse africaine et dynamique des modèles de la réussite sociale. L'exemple du Cameroun, Editions L'Harmattan, Paris 2012[1].
L'Auteur de l'ouvrage précitée, Jean-Marcellin
Manga, sociologue à l'Université de Yaoundé II, s'est mis à
L'Auteur nous propose dans son livre une étude
riche du point de vue documentaire et les résultats d'une enquête à caractère
qualitatif (ne visant pas une difficile représentativité statistique) menée sur
le terrain, auprès d'une cinquantaine de jeunes de Yaoundé.
L'âge de la majorité des jeunes destinataires
de l'enquête se situe entre 20 et 24 ans. Certains de ces jeunes ont plus de
trente ans d'âge ; ce sont des personnes qui se "cherchent", comme on dit au Cameroun ; ils sont célibataires,
chômeurs, étudiants pour la plupart et ayant un statut social inférieur.
Cette enquêté concernait surtout les élèves, les
étudiants, les diplômés sans emploi, vivant dans des quartiers populaires,
insalubres, et dans une situation vulnérable, eu égard aux conditions de vie
difficiles de ces contextes urbains, fait qui explique la recherche de
nouvelles stratégies de survie chez ces jeunes.
Les entretiens avec les jeunes ont permis à
l'Auteur de dessiner leurs nouvelles trajectoires face à la crise du modèle de
réussite par l'école, avec pour corollaire un emploi sûr dans la fonction
publique, modèle social primaire dans la société postcoloniale du Cameroun, mais
qui a été soumis à une érosion profonde depuis la crise économique du pays et
les réajustements structurels dans ce domaine des années '90.
Dans la pyramide sociale, les jeunes occupent
une place de choix et cela motive l'intérêt d'une telle enquête, pour
comprendre les nouvelles dynamiques sociales du Cameroun. En effet, selon le recensement de 2010 cité par l'Auteur lui-même, la population camerounaise "reste caractérisée par son extrême jeunesse. L'âge médian de la population est de 17,7 ans et l'âge moyen se situe à 22,1 ans. La population ayant moins de 15 ans représente 43,6% de la population totale tandis que celle de moins de 25 ans représente 64%"[3].
Jean-Marcellin Manga insère dans le texte
quelques passages des témoignages des jeunes ainsi que certains chants rap en
vogue, en rendant plus perceptible le langage et les aspirations de cette
planète jeunes.
L'Auteur s'est aussi entretenu avec plusieurs
personnes ressources de tout horizon, choisies pour leur expertise et leur proximité
avec les jeunes.
Tout en renvoyant à l'opportunité d'une
lecture intégrale du livre de Jean-Marcellin Manga, nous présentons les
principales trajectoires des jeunes qu'il a pu mettre en exergue.
L'école ne donne plus l'argent...
Par une réflexion approfondie, l'Auteur analyse
les causes d'une certaine désaffection des jeunes face à
Il suffit de rappeler le rôle joué par la
crise économique à partir de 1987 et la chute du modèle de l'État providence,
les Programmes d'ajustement structurels qui ont eu de lourdes retombées sociales,
notamment dans le domaine de l'éducation et de la santé, la perte relative du
prestige de l'enseignant, l'arrêt des concours et du recrutement dans la
fonction publique.
La détérioration du système de l'éducation
publique, les difficultés d'un emploi quelconque ne cadrant pas avec leur
formation sont aux yeux des jeunes élèves qui obtiennent le BAC, un obstacle à leur
diplôme, sachant qu'ils sont déjà dévalués.
Cela amène les jeunes à conclure que l'école ne donne plus l'argent, comme ils
l'affirment dans les rues de Yaoundé et de Douala ; le BAC et les études
supérieures qui demandent un grand effort d'investissement aux familles, ne
sont plus prometteurs d'un positionnement
social sûr. Certains jeunes se sont tournés alors vers d'autres trajectoires
telles que le secteur informel, vers le secteur agricole et vers de nouveaux
modèles de réussite sociale.
Paul Biya, le Président de la République du
Cameroun, dans son message annuel adressé aux jeunes, ne cesse de leur présenter
cette difficulté de l'emploi ; il leur demande de s'investir autrement par
rapport au passé, de se tourner aujourd'hui vers les domaines de l'agriculture
et du monde numérique.
Les jeunes savent que le Plan triennal pour
les jeunes, élaboré par l'État, ne suffira sûrement pas pour tous les besoins
du marché du travail ; ils comprennent de plus en plus qu'ils doivent
s'auto-employer, qu'ils doivent "conjuguer" le verbe "se débrouiller".
Les nouveaux modèles
Quels sont donc les nouveaux modèles de
réussite des jeunes, objet de l'étude en question ? Pour l'Auteur,
Les causes principales de cette tendance sont
l'inflation du chômage et l'inadéquation entre la formation scolaire et le
monde du travail au Cameroun.
La population active augmente chaque année de
plus de 75.000 unités sans qu'il y ait offre de travail, du moins un travail adéquat
à la formation scolaire reçue. L'étranger, l'Occident en l'occurrence, devient
ainsi pour un jeune un mythe, un Eldorado où il pourra résoudre ses problèmes
et envoyer aussi de l'argent à sa famille qui l'a soutenu, permettant ainsi à ses
cadets d'étudier. On rêve de partir pour poursuivre les études dans de bonnes
Universités, pour trouver un emploi, ou pour devenir footballeur, chanteur ou
artiste en général. Le domaine du ludique remplace en effet de plus en plus le
modèle de l'emploi dans l'administration.
De nombreux titres de films africains présentent
la trajectoire des filles obsédées par le désir de partir pour la France, "à
tout prix", pour échapper à la vie pauvre qu'elles mènent dans leurs pays, en
utilisant même leur charme, pour se marier avec un blanc par exemple, mariage contacté
du reste sur les sites internet de rencontres.
La deuxième trajectoire est celle de l'argent
à tout prix, une vraie obsession de
l'argent facile, pour obtenir certains symboles de la richesse (maison,
voitures, téléphones et matériel informatique dernière génération, etc.).
Cette obsession de l'argent s'exprime par
certaines activités informelles telles que la feymania. Les feymen, autrement
dit des arnaqueurs, sont souvent des jeunes spécialisés en matière de
contournement de la loi et qui arrivent ainsi à faire des affaires qui
produisent, en un bref délai, des sommes importantes d'argent. Les activités
mises sur pied pour une telle fin peuvent varier de la multiplication des
billets de banque aux surfacturations fantaisistes, en passant par l'obtention
de marchés fictifs ; tout cela à travers des magouilles et en recourant souvent
aussi à des ressources "mystiques" pour les gens plus dépourvus.
La troisième trajectoire est l'entrisme, cette obsession d'intégrer la
Fonction publique par la participation à de nombreux concours, en développant
des tactiques et des stratégies précises, parmi lesquelles les nouvelles
associations estudiantines à affinité ethno-régionales, ou l'adhésion à des
mouvements de "culte de la personnalité". Un homme politique, un représentant
de l'élite devient pour eux un modèle de réussite à imiter en tout, afin
d'atteindre leur but. Les jeunes concernés par ce troisième cas de figure
veulent à tout prix entrer dans le système, en tant qu'univers de faveurs, de
privilèges et unique planche de salut, quelle qu'en soit la modalité.
Une crise de valeurs
Il faut souligner que tous ces modèles
expriment à la base une attitude matérialiste et désenchantée,
La plupart des jeunes enquêtés – souligne l'Auteur – sont habités, d'une manière plus générale, par l'idée selon laquelle aucune
réussite significative ne peut se jouer sans la référence à trois principales
logiques : il s'agit principalement des logiques corruptives, des logiques
sexuelles et ésotériques (liées à la corruption).
La corruption, assimilée à une malédiction
(impossible de s'en débarrasser), est telle que le Cameroun a été, à plusieurs
reprises (1998 et 1999),
sacré champion du monde de la corruption par l'ONG Transparency International. Malgré des efforts, certes faits,
relevons tout de même que la situation demeure préoccupante : en 2016, le
Cameroun a été classé par la
même ONG, sur une échelle qui va du pays moins corrompu à celui plus corrompu,
à la 145ème place sur 176.
Les jeunes ne sont plus seulement les
victimes de ce système, mais ils en sont aussi les acteurs. La corruption n'est
plus perçue comme un fait grave avec des conséquences pénales, mais comme un
fait banal : il faut tricher si on veut réussir.
La gangrène de la corruption en effet a
atteint la mentalité des jeunes aussi, en créant des représentations et, pour
beaucoup d'entre eux, des comportements dans leur vie.
La corruption par la marchandisation du sexe,
hétéro et homosexuelle, est répandue au Cameroun tant au niveau scolaire que
professionnel. Mais par rapport à la réalité, la conviction des jeunes selon
laquelle aucune réussite sociale n'est possible sans passer par la corruption,
reste plus répandue.
Dans le même sens, on a la conviction de la
nécessité d'être membre d'une secte ésotérique pour accéder à certains réseaux
du pouvoir.
L'Auteur, après avoir examiné attentivement les
convictions et les modèles de réussite et les convictions des jeunes enquêtés,
souligne d'autre part que cela ne signifie pas automatiquement qu'ils adhèrent
aux logiques corruptives ; il affirme qu'au contraire de nombreux jeunes
cultivent le sens de l'effort et réussissent sans passer par ces formes
corruptives, sexuelles et ésotériques.
Nous soulignons l'importance de cette
considération, pour éviter ce piège justificatif dans lequel les jeunes tombent
parfois, en se démobilisant face à ces difficultés qu'ils n'ont pas toujours rencontrées
personnellement, ce qui les amène à contourner les obstacles en les acceptant comme
inéluctables, en perpétuant les mêmes logiques corruptives.
Jean-Marcellin Manga, dans la dernière partie
du livre, examine les responsabilités politiques de l'État face à la
dégradation de la formation scolaire, de l'ambiance sociale et politique en
proie à la corruption. Il s'appesantit finalement sur le rôle majeur des médias
dans la construction d'imaginaires et de trajectoires extraverties de la réussite
de la jeunesse.
L'enquête ouvre la possibilité à plusieurs
approfondissements de réflexion et à des parcours critiques pour accompagner
les jeunes à lire la situation dans laquelle ils vivent, à discerner leurs
choix professionnels, leurs orientations de réussite sociale et de valeurs.
Le livre, tout en conservant l'objectivité et
le ton de la méthode sociologique, est traversé par l'indignation de l'Auteur quant
à la situation décrite, et qui affecte l'avenir d'une grande partie de la
population camerounaise.
Cette génération est en effet trop souvent
flattée, présentée même comme "fer de lance de la nation",
C'est une génération qui n'arrive pas à
construire son avenir dans son pays, qui veut s'en aller, qui s'évade, rêvant
de devenir footballeur, chanteur, artiste, entrepreneur, coûte que coûte, mais qui
est désenchantée quant aux méthodes proposées pour réussir.
La famille, l'école, l'Église au Cameroun ont
de quoi réfléchir sur ces tendances de la jeunesse qui n'a pas de repères éthiques,
qui ne s'identifie plus avec les modèles culturels du passé.
Un travail éducatif et de créativité
culturelle de longue haleine devrait être concerté entre ces grands acteurs
sociaux ; il serait déjà utile de donner aux jeunes non seulement plus d'occasions
de réflexion pour analyser leur situation, mais aussi plus de possibilités d'orientation
et d'accompagnement, pour développer un esprit critique, responsable et
créatif.
Il s'agit surtout de leur offrir, par un
témoignage personnel et social, des modèles de vie et des raisons d'espérer.
[1] L'Auteur, Jean-Marcellin Manga, a étudié la sociologie au Département de Sociologie de l'Université de Yaoundé I, où deux ans durant il a exercé des tâches d'enseignement. Il est actuellement enseignant au Département de science politique de l'Université de Yaoundé II, et au Laboratoire d'anthropologie sociale et culturelle de l'Université de Liège. [2] Cf. V. Nga Ndongo, Préface, in J-M. Manga, Jeunesse africaine..., 9-11.[3] J-M. Manga, Jeunesse africaine..., 24.
09/01/2018 |