Introduction
Le
texte que nous présentons est la traduction, avec quelques adaptations, de l'introduction
à un de mes livres, Principios de filosofía o sea lo que no es el Fulanismo,
publié en 2005, par le Centre d'études Redemptor hominis du Paraguay.
Le
texte en question est le résultat de la synthèse de divers cours dispensés en différentes
occasions à de jeunes étudiants paraguayens.
Le
mot Fulanismo
dérive du nom Fulano. En espagnol, par le vocable Fulano, on
indique une personne indéterminée ou imaginaire ou quelqu'un dont on ignore le
nom ou qu'on ne veut pas désigner : Fulano, Mengano, Zutano
et Perengano. Pierre, Paul et
Jacques est l'expression
équivalente en français. Ce sont les noms de trois personnes hypothétiques,
utilisés pour indiquer n'importe quelle personne donnée comme exemple.
Fulano est l'équivalent du
français Monsieur Tout-le-monde.
Fulanismo peut donc être
traduit par le mot Tout-le-mondisme et
on peut dire, de façon imaginaire, que le Tout-le-mondisme
est enseigné à la Tout-le-monde's University. Même si Suivisme
est le terme français dont le sens est très voisin du mot Fulanismo, nous continuerons à utiliser cette
dernière expression.
Puisque
le Tout-le-mondisme est le contraire
exact de la philosophie et qu'on le retrouve facilement dans le langage anonyme
et inauthentique de ceux qui s'y retranchent pour ne pas assumer leurs
responsabilités, il m'est apparu opportun, afin d'introduire le lecteur à l'art
du raisonnement, de partir du langage commun avec lequel nous devons
continuellement nous confronter pour avoir un point d'appui sur lequel nous
baser.
J'ai
cru important de publier cet article même en Italie, car notre Pays, qu'on le
veuille ou non, est maintenant investi ‒ et il le sera toujours davantage ‒ par
un phénomène d'immigration prodigieux qui favorise un contact continu avec des
personnes d'autres cultures et mentalités dans lesquelles est présent cet
élément fidéiste dont on peut bien dire qu'il appartient à la Tout-le-monde's
University, comme on le comprendra dans cet article.
Je
le dis sans oublier que nous aussi les italiens, nous ne sommes certainement
pas des étrangers par rapport à cette grande masse de diplômés de la Tout-le-monde's
University.
Pour une école qui enseigne à raisonner
L'expression
suivante concernant l'école de don Lorenzo Milani est fort bien connue :
"L'école se situe entre le passé et l'avenir ; elle doit les avoir
présents tous les deux. ... Et le maître doit, tant qu'il le peut, être prophète,
scruter les 'signes des temps', deviner dans les yeux des jeunes les belles
choses qu'ils verront de façon claire dans l'avenir et que nous voyons
seulement de manière confuse"
L'école
donc ne doit pas remplir la tête des jeunes avec des dates et des noms à
répéter par cœur. Au contraire, elle doit enseigner à réfléchir, indiquer un
chemin à parcourir, pour que les jeunes arrivent à entrevoir la vérité.
Face
à la vérité connue, chacun donnera par la suite sa réponse. La vérité on ne
l'impose
à personne. Elle rencontre le mystère de la liberté de chaque personne. Et
quand la vérité et la liberté se rencontreront, même le maître devra
disparaître pour laisser que la vérité et la conscience personnelle se parlent.
Ce qui arrivera par la suite constitue l'aventure qui commence dans le livre
ouvert, et encore à écrire, de l'histoire.
J'ai
devant moi beaucoup de jeunes qui vivent entre le travail des champs, une
ferme, une petite menuiserie et une école qui, une fois terminée, les trouvera
plus orgueilleux et peut-être plus appauvris au niveau culturel Ils la fréquentent pour
recevoir un diplôme, espérant ainsi obtenir un poste de travail quelconque qui
puisse les faire sortir de la condition où ils sont nés et dans laquelle ils vivent.
Dans
l'école où ils vont, on ne t'enseigne qu'à répéter. Gare à toi si tu poses des
questions, si tu demandes le pourquoi des choses ! Demander le pourquoi veut
dire mettre en crise le maître, troubler l'ordre établi où celui qui est
derrière un bureau pose des questions et donne des ordres.
Dans
ce genre d'école les rôles sont bien définis. Le maître est le seul qui détient
le savoir officiel et le jeune ne doit qu'écouter et répéter. Ipse dixit
est le mot d'ordre de ce genre d'école.
Parmi
les pauvres, surtout parmi les campesinos sin tierra, cette
mentalité fidéiste, traditionaliste et fondamentaliste (c'est ainsi, car c'est
ainsi... parce qu'il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi...
parce qu'il doit en être ainsi et parce que Dieu le veut) est profondément
enracinée et répandue partout. Ce qui nous interroge, nous les chrétiens, c'est
que nous retrouvons cette mentalité beaucoup de fois, même parmi le clergé.
Au
Paraguay, les gens les plus pauvres répétaient, en guarani, l'expression pa'íma
he'i (le prêtre l'a déjà dit) ; elle indiquait le rôle intellectuel des
prêtres et des religieux, et laissait les laïcs dans un état permanent d'infantilisme,
de frustration et d'infériorité par rapport à la toute-puissance totalisante du
clergé.
On
continue le plus souvent encore aujourd'hui à travailler avec une pastorale
ayant
comme fondement le pa'íma he'i, même si on sait bien que autant on
écoute autant on oublie immédiatement pour suivre d'autres voix et d'autres
intérêts. Mais une pastorale de l'intelligence et non de la répétition
autoritaire et dogmatique demande un changement d'habitudes et un effort
personnel auxquels l'école actuellement ne forme pas.
L'Église
ne vit pas en dehors du monde. Elle demeure dans un profond échange culturel
avec le monde. Elle reçoit sa chair et son sang non seulement du Christ Jésus,
mais aussi du monde dans lequel elle vit. Et si le monde d'où tant de
séminaristes proviennent est celui d'une culture campesina, il faut
comprendre qu'en beaucoup de cas, la culture de fond demeure celle reçue lors
des premières années de vie. Il y a le risque que, une fois devenu pa'i,
on ait changé seulement de place dans l'échelle sociale et symbolique qui
demeure pourtant substantiellement inchangée.
Emilio Grasso
(Traduit de l'italien
par Franco Paladini)
Comme on le déduit du texte, j'utilise le terme Fulanismo dans un sens
bien différent par rapport à celui qui avait été créé par l'un des plus
importants philosophes espagnols, Miguel de Unamuno, dans un bref essai d'avril
1903. Unamuno écrit que par la parole Fulanismo on indique cette manière
d'"agir" selon laquelle "les Espagnols, quand ils forment des
partis politiques ou d'autres groupes analogues, adhèrent plus à la personne de
Fulano ou de Zutano qu'à leurs idées ; nous suivons un nom avant
de suivre un drapeau. Ceci est ce que de nombreuses personnes appellent Fulanismo",
M. De Unamuno, Sobre El
Fulanismo, in "La España Moderna" n. 172 (abril 1903) 65.
Cf. L'obbedienza
non è più una virtù. Documenti del
processo di don Milani, Libreria Editrice Fiorentina, Firenze 1971, 36-37.
Sur la situation désastreuse de l'école du Paraguay qui se trouve à la dernière
place dans les évaluations internationales, cf. J. Fleitas, ¿Reforma
fracasada?, in
http://www.abc.com.py/especiales/fin-de-semana/reforma-fracasada-1726311.html
Locution latine qui signifie lui-même l'a dit et traduit une formule
rituelle en usage dans l'école pythagoricienne. Comme les pythagoriciens
résolvaient les controverses doctrinaires en recourant à une citation
appropriée des paroles du maître, ainsi dans la scolastique médiévale, l'opinion
d'Aristote était considérée comme un argument qui n'admettait pas de réplique,
et Ipse indiquait Aristote.