Approfondissements
Engelbert Mveng
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Sa disparition - on le trouva assassiné dans sa maison à la périphérie de Yaoundé -, survint dans des circonstances qui n'ont jamais été élucidées.
Même si on a exprimé désormais "la 'certitude morale' que 'justice' ne sera jamais faite" et que "cette affaire peut être classée", on a affirmé par contre que "l'homme ne le sera pas" et on ne le réduira pas au silence[2]. La mort tragique d'E. Mveng fut regrettée tout de suite par la Conférence Episcopale Camerounaise par une déclaration de protestation[3]. Son organe, l'hebdomadaire "L'Effort camerounais", la stigmatisa aussi comme la destruction d'une "bibliothèque vivante, composée par des ouvrages uniques et inédites". Il ne s'agissait pas d'une creuse rhétorique d'occasion; Mveng était considéré, en effet, non seulement comme un théologien et un historien érudit, mais aussi comme un "ancien", un témoin de la richesse des origines de la culture africaine, mises en valeur par ses études sur la culture égyptienne. Il était considéré en même temps comme "un grand monument", et comme un témoin des contradictions récentes de l'histoire africaine, du drame de la "pauvreté anthropologique".
Autour de ces thèmes, les occasions de ses conférences publiques se transformaient en vifs débats ; pendant ces rencontres, les jeunes étudiants en théologie ou en histoire (depuis 1965, il était professeur à l'Université de Yaoundé et directeur du département d'histoire depuis 1984), défiant son caractère difficile et ses tons souvent cinglants, l'interpellaient pour comprendre cette "lutte titanique entre la vie et la mort", le déchirement entre la culture traditionnelle et moderne qui provoque la souffrance au niveau social, mais aussi un malaise existentiel profond, au niveau personnel. "La plume et le pinceau"
Il a été parmi les pionniers de la théologie africaine et l'un des auteurs du célèbre texte : Personnalité africaine et catholicisme[4], une réflexion originale africaine élaborée à l'occasion du Concile Vatican II. Il a aussi été parmi les promoteurs de l'exigence d'un concile africain, proposition qui a débouché finalement sur le premier Synode africain de 1994[5]. En tant que secrétaire de l'Association Œcuménique des Théologiens Africains (AOTA), il a fait connaître la théologie africaine et ses exigences de créativité à un vaste public. Il ne fut pas seulement un théologien de l'inculturation, mais il unissait "la plume et le pinceau", les études et la peinture. Initiateur de l'Atelier d'arts nègres, il réussit à donner un exemple d'inculturation du symbolisme africain, fruit d'études et de génialité en même temps : son chemin de croix, ses mosaïques et les dessins pour les habits liturgiques demeurent un héritage important pour l'Église et un exemple incontournable pour les artistes africains. En effet, à travers l'art, Mveng exprimait sa résistance à l'homologation des cultures et la nécessité de confronter l'identité africaine avec la culture occidentale, aujourd'hui de la mondialisation, et d'exprimer tout son dynamisme historique ; pour lui, l'artiste africain d'aujourd'hui doit savoir que l'art est peut-être son unique arme de libération, l'espace par lequel son génie libéré peut dire à Dieu et aux hommes qui il était, qui il est et qui il veut devenir[6]. Inculturation ou libération ? La figure d'E. Mveng témoigne de la tension vécue par l'identité africaine et du labeur d'une synthèse nouvelle entre tradition et modernité. Il représente aussi l'évolution accomplie par la théologie africaine, et celles du Tiers Monde en général, tiraillées, pendant des décennies, entre deux principales tendances : l'inculturation et la libération[7]. Pour la première tendance qui a marqué l'aube de la théologie africaine - à laquelle appartient Mveng dans sa première production - la libération culturelle est la première de toutes les libérations : elle entendait affronter le problème à la racine, c'est-à-dire opérer une révolution culturelle pour un nouvel humanisme. On accordait une grande importance aux études ethno-anthropologiques et on affirmait que c'était d'abord par la revalorisation de la culture qu'on pouvait envisager des changements significatifs dans les structures sociopolitiques. Comme l'avait déjà soutenu le mouvement de la Négritude, il s'agissait d'abord de "faire les Africains".
Cette tendance davantage "culturaliste" qui s'est développée surtout en Afrique Bien qu'on comprenne que le développement de la dimension culturelle de la libération suit le choix de renverser sur le plan culturel, le système qui a mis radicalement en doute l'humanité des peuples africains, la théologie de la libération réaffirmait avec force que l'inculturation n'a de sens que lorsqu'elle sauve et donc qu'elle ne peut pas oublier les autres domaines dans lesquelles la dignité de l'homme africain est bafouée. La théologie de la libération prônait aussi une analyse historique et politique prenant en compte les changements et les problèmes de l'Afrique actuelle, faute de quoi on resterait enfermés dans une "ethno-théologie"[8] ; dans cette perspective dynamique, on demandait d'abandonner une étude apologétique des cultures et des traditions, pour privilégier les études sociologiques. De ce courant "structurel" et socio-économique de la théologie de la libération africaine, Jean-Marc Ela fut un éminent représentant dans la zone francophone de l'Afrique et en dehors du Continent. On opposait souvent sa position à celle d'E. Mveng. En effet, pour Ela, le dépassement d'une théologie de l'adaptation et l'acheminement vers une véritable inculturation demandait au christianisme de s'interroger profondément dans la perspective des laissés-pour-compte de la terre. Le défi de la théologie en Afrique exigeait donc de ramener l'annonce de l'Évangile au cœur des conflits, en arrachant l'Église au risque de l'insignifiance, pour lui rendre sa pertinence dans les lieux de tension et son rôle de sage-femme du futur et de la libération[9]. Vers un dépassement
Dans cette perspective, il s'agissait de considérer la personne insérée dans une culture et conditionnée par cette dernière, mais surtout comme un sujet historique de libération, c'est-à-dire quelqu'un capable de dépasser le processus d'affirmation culturelle de soi, pourtant nécessaire, pour entrer dans une phase constructive de changement. La théologie africaine, dans ses derniers développements, et l'œuvre plus mûre de Mveng témoignent de la dialectique inclusive entre inculturation et libération et du dépassement de leur opposition. Ces orientations demandaient, en effet, d'être insérées toujours davantage dans une vision théologique et pastorale plus vaste, pour faire coïncider l'heure de l'inculturation avec celle de la libération et pour réaliser une évangélisation intégrale[10].
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* Nous reprenons librement, en le remettant à jour, notre article paru dans la revue italienne "Ad Gentes" : cf. A. Cipollini, Engelbert Mveng e la liberazione dell'Africa dalla sua povertà antropologica, in "Ad Gentes" 2 (2001) 229-235. |