Approfondissements
ENGELBERT MVENG
Libérer l'Afrique de sa pauvreté anthropologique/2
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Les dimensions théologiques de l'inculturation et de la libération - comme nous l'avons vu dans la première partie de notre réflexion - demeurent dans la pensée d'E. Mveng dans un dialogue permanent, en une sorte de dialectique inclusive. La position théologique de Mveng, plutôt "culturaliste" dans ses premières réflexions, échappe ensuite à une définition précise. On peut remarquer que finalement, plusieurs auteurs insèrent son œuvre dans le courant libérationniste de l'Afrique, tout en soulignant l'originalité de sa pensée[2].
Pour Mveng, en effet, une multiplicité de théologies de la libération, dans leur diversité, ont une égale légitimité puisqu'elles témoignent des différents aspects de la pauvreté et de la fragilité africaine qui est politique, économique, sociologique, culturelle et spirituelle[3]. On peut attribuer cette évolution de la pensée de Mveng au vif débat théologique et aussi à ses travaux d'historien qui avaient aiguisé son indignation face à l'histoire passée et contemporaine de l'Afrique. Dans ce dernier cadre, il s'exclama: "Nous sommes en face d'un continent asservi pendant des siècles et vendu à l'encan à tous les marchés du monde, puis exploité, colonisé, soumis à un système de table rase et de destruction systématique de sa personnalité"[4]. "Pauvreté anthropologique" : indigence d'être
En effet, si la théologie de l'Amérique Latine insistait sur la dimension socio-économique de la pauvreté et de la libération, Mveng soulignait le fait qu'en Afrique la pauvreté ne revêt pas seulement un caractère socio-économique, n'est pas seulement une question "d'avoir", mais surtout d'"être". C'est la condition humaine dans sa racine qui est tarée, traumatisée, appauvrie : la pauvreté africaine est une pauvreté anthropologique. Une sorte de pauvreté qui ne concerne pas seulement les biens extérieurs ou intérieurs, mais l'être, l'essence, la dignité même de la personne humaine (...) c'est l'indigence de l'être, lourd héritage des siècles d'esclavage et de colonisation[5]. Un apport aux théologies du Tiers Monde Cette analyse ainsi que l'expression "pauvreté anthropologique" qui la synthétise, n'est pas seulement un apport fondamental à la théologie africaine, mais à toutes les théologies du Tiers Monde. Elle souligne, en effet, que l'appauvrissement anthropologique précède et rend encore plus grave l'appauvrissement socio-économique et appelle la libération avec une urgence d'autant plus dramatique. La notion de "pauvreté anthropologique", en plus de radicaliser le projet de libération récupère aussi celui d'inculturation[6]. Cette relation entre inculturation et libération est désormais comprise en la comparant analogiquement à la relation entre incarnation et rédemption. Il s'en suit que "de même que l'incarnation de Jésus est rédemptrice, l'inculturation - en tant que suite de Jésus de la part de l'Église - est libératrice". Le rétablissement du lien entre inculturation et libération amène à affirmer de façon claire que "le but de l'inculturation est la libération et le chemin de la libération est l'inculturation" ; une "inculturation intégrale" présuppose donc "une notion intégrale de la culture", comprenant à la fois les aspects matériels et spirituels[7]. Dans son dernier livre posthume, E. Mveng soulignait que l'opposition entre une libération socioculturelle et sociopolitique était un faux dilemme, parce que, quand la théologie africaine parle d'inculturation, elle pense "au processus par lequel l'Evangile devient au jour le jour message de salut et de libération pour nos peuples, dans la totalité de leur existence"[8]. Anéantissement anthropologique ou crise d'identité? Le concept de "pauvreté anthropologique" a donc élargi celui de pauvreté : le pauvre est aussi "l'autre" dont la diversité culturelle n'est pas acceptée, mais plutôt opprimée.
E. Mveng, en élargissant de façon arbitraire la notion d'anéantissement culturel qu'il utilisait pour la traite des Noirs, et en l'employant parfois de manière interchangeable avec celle de "pauvreté anthropologique" qui se réfère à la période coloniale, avait parfois donné une connotation radicalement pessimiste à la culture africaine et entraîné, par conséquent, une interprétation contradictoire par rapport à toute son activité scientifique et humaine de remise en valeur de la culture africaine[9]. Si certains théologiens africains préféraient parler de crise de la culture africaine tout court, Mveng avait voulu radicaliser l'évaluation de cette crise qui était au centre de toute sa réflexion, par le concept de la pauvreté et de l'anéantissement anthropologique. Pour Mveng, en effet, il s'agissait d'une crise radicale de toute une époque, qui mettait en doute le premier impact du christianisme, considéré comme une "pseudo-évangélisation", puisqu'il manquait un interlocuteur culturel valable au rendez-vous avec le Christ. Une tension dramatique traverse donc toute son œuvre : d'un côté, il a opté pour la revalorisation de la culture, d'autre part, en anthropologue et historien, il savait que "Les civilisations sont mortelles. La civilisation négro-africaine est mortelle. Pire encore : elle est blessée à mort !"[10]. Mveng saisissait ainsi pleinement le défi d'inculturation dynamique lancé aujourd'hui à la culture africaine, en soulignant que "le romantisme du retour au passé ne suffit pas. Le Christianisme est une religion de salut, de libération, et donc de conquête. Si le salut est un don de Dieu, il faut être capable d'accueillir ce don et de le faire fructifier"[11]. Une spiritualité des béatitudes Face à un tel défi lancé à l'Afrique, l'Église a besoin surtout d'hommes nouveaux. Pour Mveng, le critère d'une profonde inculturation est la sainteté comme capacité d'incarnation et de construction de liens entre cultures différentes. La sainteté pour Mveng est un critère d'authentique libération aussi. La théologie ne peut que s'enraciner dans la sainteté. Une théologie de la libération ne peut qu'être soutenue par une spiritualité de la libération[12]. Avec le concept de pauvreté anthropologique qui investit des peuples entiers, Mveng voulait souligner que l'Église ne s'adresse pas aux pauvres comme à une catégorie fermée, une fraction séparée et exclusive de l'humanité, une race et une classe sociale. L'Église est plutôt une Église des pauvres, les "pauvres de Jahvé", les pauvres des béatitudes. Les béatitudes sont la base nécessaire pour une théologie de la libération, puisque les béatitudes ne sont pas une canonisation, elles ne sont pas non plus une institutionnalisation de la misère. Au contraire, elles sont une mobilisation, un message d'espérance et de libération pour les pauvres de Jahvé[13]. Un choc culturel salutaire E. Mveng a vécu toutes les contradictions de son temps et y a réfléchi, sans toujours réussir à les composer pleinement.
Il a été un témoin passionné de la Négritude, ouvert à l'avenir. C'est pour cela qu'il a inspiré un profond respect aussi de la part des théologiens d'autres orientations, comme Jean-Marc Ela, et Fabien Eboussi Boulaga[15]. Nous ne pouvons pas dire qu'une attitude marquée d'affirmation identitaire en théologie soit désormais complètement révolue en Afrique. Toutefois, les échanges culturels élargis, l'interdisciplinarité scientifique et la constatation des impasses culturelles au développement de l'Afrique, les réflexions des deux synodes pour l'Afrique qui intègrent les différents aspects, culturels et socioéconomiques, dans une conception intégrale de l'évangélisation, frayent de plus en plus le chemin à une vision plus équilibrée des nouvelles générations de théologiens et d'historiens. Jean-Paul Messina écrit, en conclusion de la biographie d'E. Mveng, qu'on peut objecter à ce dernier "qu'il n'aborde le choc des cultures, réalité historique très ancienne, qu'en termes de conséquences négatives pour l'Afrique. Le choc des cultures est inévitable et ses conséquences sont à inscrire dans une logique dialectique. Il comporte des effets à la fois positifs et négatifs. On a jusqu'ici analysé la rencontre entre Occident et l'Afrique sous un angle négatif, il nous semble que cette perspective est partielle et qu'il faudrait aussi chercher des aspects positifs qu'un tel choc peut comporter ou susciter. Car dans le choc des cultures, la plus forte peut réveiller la plus faible en l'engageant dans une dynamique novatrice et créatrice"[16]. En concluant, E. Mveng a mis l'homme au centre de l'attention de la théologie, sa culture et la diversité de ses expressions et de ses souffrances. En ce sens, tout en étant fils et expression du temps de la Négritude, il défie encore l'Église face aux processus de la mondialisation, à une inculturation capable d'accueillir la nouveauté de l'"autre", à refuser toute homologation culturelle aux valeurs du marché et à une insertion dans la modernité qui prône la libération intégrale de l'homme. La réflexion du deuxième synode africain présentée par l'Exhortation Africae munus nous indique que le défi de la crise anthropologique pourra être relevé surtout par un chemin de dialogue et d'espérance, fondé sur un renouveau spirituel profond de la personne[17].
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[1] Cf. E. Mveng, La théologie africaine de la libération, in "Concilium" (fr.), n. 219 (1988) 31-51. |