LE
RÉENCHANTEMENT DU MONDE Le chiffre d’affaires de la magie et de l’occultisme
dans la société hyper-technologique
Le quotidien italien "La Stampa"
du 16 mai dernier écrit : "S’il
fallait encore une preuve pour démentir le stéréotype de l’Allemand rationnel
en tout et pour tout, la voilà : en Allemagne, le secteur de l’ésotérisme
est en plein boom".
L’enquête sociologique "Allbus",
poursuit le quotidien, anticipée par l’hebdomadaire Die Zeit, révèle que le chiffre d’affaires lié à l’ésotérisme (qui
était de 9 milliards d’euros en 2000) a touché le plafond des 20 milliards en
2010 et il arrivera à 35 milliards d’euros en 2020. ![]()
À titre d’exemple, il suffit de penser que
le budget de l’État du Cameroun pour 2013 n’arrive pas aux 3.200 milliards de
FCFA, c’est-à-dire environ 4,8 milliards d’euros, ou bien à celui du Tchad qui
est à peine de 1.700 milliards de FCFA. Le chiffre d’affaires de l’ésotérisme
en Allemagne est proche du budget du Nigéria – douzième producteur mondial de pétrole
– qui est d’environ 24,3 milliards d’euros. Un Allemand sur quatre, ajoute l’enquête, est ouvert aux guérisseurs, aux thérapies alternatives et aux soins spirituels. Et le sociologue D. Pollack affirme que les idées ésotériques "sont considérées désormais de plus en plus comme normales et sont présentes dans la communication quotidienne des personnes et même dans les sciences et la médecine"[1]. On peut constater cette même tendance aussi en Italie, selon ce que rapporte l’agence SIR. Plus de 12,5 millions d’Italiens chaque année, trente-cinq mille personnes par jour, sont conquis par les charmes de l’occultisme. Ils s’adressent à des sensitifs, voyants, guérisseurs dans l’espoir de résoudre leurs problèmes, demander conseil ou connaitre leur futur. Un chiffre d’affaires autour de 6 milliards d’euros (souvent non facturés), gérés par presque cent vingt mille opérateurs[2]. Selon une étude réalisée en 2009 per le Centre de Recherche et d'Information des Organisations de Consommateurs (Crioc), 20% des Belges affirment croire aux pratiques des guérisseurs, 15% aux prédictions des astrologues, 12% à celles des voyants et 10% admettent que le futur est inscrit dans les lignes de la main. Des chiffres en augmentation consistante par rapport à ceux de l’étude précédente effectuée par la même organisation[3].
Paradoxalement, dans une société comme
celle belge, où la religion perd toujours plus pied, la demande d’enchantement
et d’ésotérisme, de magie et de merveilleux, de relation avec l’invisible,
semble augmenter toujours davantage. Moïra Mikolajczak, professeur de psychologie à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, explique: "Tout être humain a besoin de contrôler sa vie et de lui donner du sens. Pour beaucoup, la religion joue ce rôle. Si on pense que la vie a un sens, on peut croire que le destin est écrit, qu’il est prévisible et que certaines personnes peuvent lire dans ce grand livre. C’est une manière de compenser le besoin de donner sens à sa vie et de la contrôler"[4].
La
raison et la technique
Il y a presque soixante-dix ans, l’anthropologue
italien E. De Martino affirmait qu'un certain éthos occidental s'est constitué
aussi grâce aux grands combats et choix alternatifs entre magie, religion et
science, choix accomplis suite aux grandes polémiques culturelles entre le
christianisme et le monde païen, entre la magie naturelle et la magie
cérémonielle, entre la nouvelle science et la magie, entre le protestantisme et
l’opus operatum du sacramentalisme
catholique, entre la société européenne des XVIe et XVIIe
siècles et la sorcellerie à l'époque de la "chasse
aux sorcières" et des grands procès de
milliers d’individus, surtout des femmes, qui furent brûlés vifs, accusés de ce
délit[5]. ![]()
Par conséquent, ajoutait De Martino, la
résurgence et la survivance des phénomènes liés à la magie et à la sorcellerie
témoignent du fait qu'un processus culturel ne s'accomplit jamais d'une manière
définitive, et aussi du fait qu'ils sont devenus non organiques par rapport à
ce qu'on appelle la civilisation et la conscience modernes.
La conscience moderne, en effet, était
marquée par ce "désenchantement du monde" dont parlait Max Weber. La formule était
employée par le sociologue allemand pour indiquer le processus de rationalisation
du monde propre à la modernité. Un tel processus s’accompagne à la disparition
progressive des aspects magico-religieux et métaphysico-sacraux de la vie, et coïncide
avec la réduction de l’existant à "objet" scientifiquement compréhensible et
techniquement manipulable. Il n’est plus nécessaire donc, affirmait Weber, de
faire recours, comme le primitif, aux moyens de la magie pour dominer ou se
procurer la faveur des esprits. À tout cela suppléent la raison et les moyens
techniques[6].
Avec cet arrière-fond, était partie aussi
l’aventure coloniale et missionnaire en Afrique, dans l’illusion que les
phénomènes ayant trait à la magie et à la sorcellerie n’étaient liés qu’aux
structures de la société traditionnelle et que, ces dernières se transformant
progressivement avec l’avènement de civilisation "moderne", ils disparaîtraient.
Il n’en fut rien et l’univers de la magie
et de la relation avec l’invisible n’a pas été éliminé. Au contraire. Dans la
société en mutation de l’Afrique actuelle, non seulement ces phénomènes n’ont
pas disparu, mais les observateurs remarquent leur recrudescence à cause, sans
doute, du climat de compétition que l’instabilité croissante des conditions de
vie y fait régner et de la mondialisation. ![]()
Reste ce tissu culturel qui produit la
vision "magique"
du monde comme par déduction logique et qui fait comprendre la maladie et la
santé, la richesse et la pauvreté, le savoir et le pouvoir, la réussite et
l’échec, en termes d’agression et d’exorcisme, de bonheur et de malheur, de
chance et de malchance. Il est important de souligner, dit l’anthropologue néerlandais P. Geschiere, que sous cet aspect l’étude de ces phénomènes dans l’Afrique moderne peut sûrement aider à comprendre le caractère "enchanté" – sous des formes infiniment variées – de cette modernité, son enchantement, sous un désenchantement apparent, et à voir qu’à cet égard l’Afrique n’est pas aussi exceptionnelle qu’on voudrait bien le faire croire[7].
Le
réenchantement du monde
En étudiant le phénomène magique,
l’anthropologie a toujours hésité entre le pôle de ceux qui la considéraient
comme une phase ou un stade culturel, ou comme une époque de l’histoire qui
procédait en sens évolutif vers le concept de religion, la magie étant son
moment archaïque, ou en un sens involutif comme dégénérescence successive, et
le pôle de ceux qui, par contre, regardaient le phénomène magique comme une
donnée constante et permanente de toute culture.
Entre autres, l’ethnologue anglais B.
Malinowski soulignait le caractère utilitaire de la magie et ses fonctions
culturelles. Si la science fixe rationnellement les observations quotidiennes
de l'homme, et si la religion a à faire avec le besoin de voir autrement le
risque métaphysique de ne pas être, la magie, quant à elle, intervient au
moment où il y a la faillite de l'observation et de la connaissance et sert,
avec ses rites, à combler ces vides en accomplissant la fonction consistant à
ritualiser l'optimisme de l'homme et à accroître sa foi dans la victoire de
l'espérance sur la peur. ![]() Dans tout autre contexte et temps, le professeur Mikolajczak confirme que de très nombreuses personnes font recours à la voyance parce qu’en quête d’espérance. L’incertitude concernant leur avenir leur paraît tellement insupportable qu’ils en perdent l’esprit critique et se tournent vers les voyants. Ils cherchent un gouvernail. Les gens en détresse sont en demande, ils veulent être écoutés et rassurés[8].
Avec la chute des solides
certitudes qu’offraient les "grands récits" religieux et
idéologiques, capables de donner du sens au "drame" de la vie de
l’homme et de l'histoire, on assiste dans la société postmoderne au retour
d’une sorte de résignation au destin qui se manifeste sous forme d'imprévus et
de pur présent, d’une acquiescence à la plénitude de l'instant et de
l'éphémère, d’imaginaires individuels partagés par une multitude de groupes
"tribaux". Selon ce qu’expliquait le sociologue des religions Christoph Bochinger à Die Zeit, une raison du boom de la magie et de l’occultisme doit être recherchée dans les tendances vers l’individualisation, c’est-à-dire dans le besoin de recueillir les éléments pour bâtir sa propre vision du monde et agir d’après elle[9].
La permanence et le développement
vertigineux de ces phénomènes font parler d’un vrai processus de "réenchantement"
du monde, de sa "re-magification", comme dit le sociologue français Maffesoli.
Le refus
du drame de la liberté
Par ailleurs, la société postmoderne se
caractérise justement par une synergie entre hyper-technologie et mille formes
d’archaïsme : chamanisme, sorcellerie, tribalisme, paganisme latent,
mysticisme panthéiste, atmosphère onirique du merveilleux, le monde magique et
la face obscure de l’existence humaine. ![]()
Qu’est-ce qu’il y a de plus semblable à la
magie qu’une technologie dont l’homme de la rue ignore totalement le mécanisme
et qui par le moyen d’une action extrêmement facile, comme appuyer sur un
bouton, déchaîne une réaction extrêmement complexe autrement impossible, telle
que la communication instantanée avec une autre personne dans un autre
lieu ? Rien de différent des enchantements. D’autre part, explique le père Dermine, dominicain, directeur du Gris, Groupe de Recherche et d’Information Socioreligieuse, la magie a été toujours assez répandue, et aujourd’hui plus que jamais, peut-être parce qu’elle rentre dans le domaine de la technique, elle est presque une forme de technologie spirituelle[10].
La résurgence et la persistance de
phénomènes liés à la magie, à l’ésotérisme, à la divination et autres choses
pareilles, témoignent, en tout cas, non seulement de processus culturels jamais
accomplis définitivement ou résurgents, mais aussi d’une situation de mélange
continu et souterrain, à l’intérieur de l’homme même, entre sacré et profane,
entre le monde du jour et celui de la nuit, entre le monde des idées claires et
distinctes et celui du clair-obscur des sentiments et des émotions. ![]()
Ils nous parlent surtout de cette face de
la nature humaine qui se manifeste lorsque l’homme, refusant pour les plus
différentes raisons d’assumer la finitude de sa condition humaine et sa
responsabilité, produit ces mécanismes bien connus de projection à l’extérieur
de soi et de conceptions persécutives qui le font apparaitre toujours comme
victime d’agressions et punitions humaines ou divines, ou comme la proie du
destin et du hasard.
Au fond, ce lent mouvement d’un techno-paganisme qui caractérise la postmodernité, camouflé
par un retour aux origines et à la nature, qui met en jeu la charge
émotionnelle et la lumière obscure des sentiments, ne réussit pas à dissimuler
les questions fondamentales qui se posent à l’homme de tous les temps, et aussi
à celui de la postmodernité, et qui se trouvent justement dans le refus du
drame de la liberté de l’homme qui doit faire les comptes avec le péché et le
mal qu’il produit et le refus de la responsabilité vis-à-vis de sa vie et de
l’histoire en tant qu’évènements uniques et définitifs.
____________ [1] Cf. www.lastampa.it/2013/05/16/esteri/germania-la-repubblica-dell-occulto [2] Cf. www.agensir.it/pls/sir/v4_s2doc_b.rss?id_oggetto=260821 [3] Cf. www.crioc.be/files/fr/5256fr.pdf [4] Cf. canalordinaire.wordpress.com/2010/12/31/voyance-un-marche-qui-promet/ [5] Cf. E. De Martino, Magia e civiltà, Garzanti, Milano 1984, 7. [6] Cf. M. Weber, La scienza come professione. A cura di P. Volonté, Rusconi, Milano 1997, 82-91. [7] Cf. P. Geschiere, Sorcellerie et Modernité : retour sur une étrange complicité, in "Politique Africaine" 79 (octobre 2000) 31-32. [8] Cf. canalordinaire.wordpress.com/2010/12/31/voyance-un-marche-qui-promet/ [9] Cf. www.lastampa.it/2013/05/16/esteri/germania-la-repubblica-dell-occulto [10] Cf. www.agensir.it/pls/sir/v4_s2doc_b.rss?id_oggetto=260821
03/06/2013
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