LA DOUCEUR, VERTU DES
FORTS
Réflexions
pour une spiritualité des hommes politiques
Dans
un e-mail adressé au journaliste
radiophonique argentin Alfredo Leuco, le Pape François a écrit que "la
douceur, parfois, dans l'imaginaire collectif se confond avec la pusillanimité.
Au contraire, c'est la vertu des forts et elle demeure unie à la patience et à
l'écoute"
Ce
texte bref du Pape François a nourri ma réflexion, surtout en ce temps où la
politique
est devenue spectacle, agression, ruse, interruption et cris qui
étouffent la voix de celui qui exprime une opinion contraire ; incapacité de
voir l'autre comme un adversaire qui soutient des idées différentes et non
comme un ennemi à diaboliser et à détruire ; temps où on a remplacé par le
slogan divulgué à grand bruit le raisonnement paisible et à la parole qui s'adresse
à l'intelligence, avec des argumentations rationnelles fondées sur des données
certaines et des programmes réalisables, on s'y oppose seulement avec la mise
en branle de sentiments trompeurs qui réveillent les instincts les moins nobles
et les moins honnêtes de l'homme ; temps de renversement des valeurs où tout se
fonde sur la "légèreté de l'être", de manière que les affirmations prononcées
en jurant ses grands dieux se retrouvent renversées dans les plus brefs délais,
selon les avantages et les intérêts partisans du moment... Face à cela, le Pape,
dans l'e-mail adressé au journaliste
Alfredo Leuco, réaffirme que "le ton serein manifeste la volonté de se confronter
ouvertement et les désapprobations s'expriment pacifiquement et fluidement"
Douceur,
patience, capacité d'écoute constituent la vertu des forts et ne peuvent ne pas
être présentes dans le cœur de ces catholiques qui, sous leur propre
responsabilité et sans se servir de l'Église ou en s'engageant en son nom,
agissent dans le domaine politique.
Alcide De Gasperi : un exemple de vie
spirituelle
Les
paroles du Pape François m'invitent à rouvrir quelques pages lointaines de la
vie d'Alcide De Gasperi, l'un des plus grands hommes politiques italiens du XXe
siècle, pour ne pas dire le plus grand, dont le procès de béatification s'est
ouvert dans le diocèse de Trente en 1993.
Benoît
XVI a pu dire de lui :
-
"Formé
à l'école de l'Évangile, Alcide De Gasperi fut capable de traduire en actes
concrets et cohérents la foi qu'il professait. Spiritualité et politique furent
en effet deux dimensions qui coexistèrent chez lui et qui caractérisent son
engagement
social et spirituel. Avec une clairvoyance prudente, il guida la
reconstruction de l'Italie sortie du fascisme et de la deuxième guerre
mondiale, et il en traça avec courage le chemin vers l'avenir ; il en défendit
la liberté et la démocratie ; il en relança l'image au niveau international ;
il en promut la reprise économique en s'ouvrant à la collaboration de toutes
les personnes de bonne volonté. Spiritualité et politique se complétèrent si
bien en lui que, si l'on veut comprendre jusqu'au bout cet homme estimé de
gouvernement, il ne faut pas se limiter à regarder les résultats politiques qu'il
obtint, mais il faut également tenir compte de sa fine sensibilité religieuse
et de la foi solide qui anima constamment sa pensée et son action. En 1981, à
cent ans de sa naissance, mon vénéré prédécesseur Jean-Paul II
lui rendit hommage, en affirmant qu'‘en lui la foi fut le centre inspirateur,
la force de cohésion, le critère des valeurs, la raison des choix'"
Dès
le début de son engagement politique, De Gasperi eut bien à l'esprit le fait que
n'importe quelle opération ad extra (aller vers les périphéries, pour
utiliser le langage du Pape François) avait besoin d'une conversion ad intra.
Déjà
en 1904, le même De Gasperi écrivait dans un article :
-
"Personne
ne pense que la réforme doit commencer par lui-même, que cette vague de renouvellement
social doit partir même de lui, que si la société atteint des pâturages verts, ce
sera parce que l'individu, chacun pour son compte, aura ouvert les ailes et
pris le vol sans attendre les autres. On pense à un procès de réforme comme à
un mouvement en dehors du centre vers les périphéries, mais on ne remonte pas
aux origines du centre que nous-mêmes nous sommes"
De
Gasperi sut montrer cette capacité de partir du centre, pas tellement dans les
moments de succès, mais surtout dans les circonstances difficiles de la défaite
humaine.
Depuis
la prison romaine de Regina Cœli où il se trouvait enfermé à cause de
son activité antifasciste, il s'adresse ainsi à un ami :
-
"Loué
soit le Seigneur qui me fait comprendre comme il était juste que dans la
disgrâce de tous, moi qui étais aux premières places, je doive maintenant,
selon une rétribution équitable, me traîner sur la route dans un état plus
piteux et plus lacéré que les autres. Il n'y a aucun mérite à être les premiers,
quand on marche sous un soleil triomphant et un drapeau accoutumé aux
victoires. Il y a peut-être quelque mérite en se traînant dans la boue de la route
après la défaite"
À
la chute du fascisme, sur De Gasperi retombent de grandes responsabilités auxquelles
il s'est forgé depuis la jeunesse.
Au
second Congrès provincial de son parti ‒ la Démocratie Chrétienne ‒ qui s'est
tenu à Rome le 18 juin 1945, De Gasperi prononce un important discours où nous
retrouvons cette douceur ‒ dont écrit le Pape François ‒ qui se joint à la
patience et à l'écoute.
De
Gasperi dit en cette occasion :
-
"Il
n'y a pas d'hommes extraordinaires. Je vous en dirai plus, il n'y a pas d'hommes
dans le parti et dehors, à la mesure de la grandeur du problème que nous avons.
Il faut se présenter devant les événements de l'étranger et de l'intérieur avec
l'humilité de reconnaître qu'ils dépassent notre mesure... Pour résoudre les
problèmes, il y a plusieurs méthodes : celle de la force, celle de l'intrigue,
celle de l'honnêteté... Je suis un homme qui a l'ambition d'être honnête. Le peu
d'intelligence que j'ai, je le mets au service de la vérité... je me sens un
chercheur, un homme qui va rechercher les veines de la vérité dont nous avons
besoin comme de l'eau vivante des sources. Je ne veux être rien d'autre"
À
De Gasperi et aussi à Palmiro Togliatti, le secrétaire du Parti communiste italien,
le plus
grand parti communiste occidental à une époque où ‒ pour utiliser la
célèbre expression de Winston Churchill ‒ tombait sur l'Europe un "rideau
de fer", on doit la tenue du système démocratique italien même aux moments
les plus difficiles d'âpres contrastes.
Pour une saine laïcité
La
distinction, qui ne fut jamais séparation, entre la sphère politique et la
sphère religieuse, fut grande en De Gasperi.
Benoît
XVI le soulignait dans son discours cité plus haut. Le Pape y affirmait que De
Gasperi notait :
-
"Pour
œuvrer dans le domaine social et politique, la foi et la vertu ne suffisent pas
; il convient de créer et d'alimenter un instrument adapté aux temps... qui ait
un programme, une méthode propre, une responsabilité autonome, une structure et
une gestion démocratique. Docile et obéissant à l'Église, il fut donc autonome
et responsable dans ses choix politiques, sans se servir de l'Église à des fins
politiques et sans jamais faire de compromis avec la rectitude de sa
conscience"
Et
c'est justement dans une lettre à Togliatti que nous retrouvons cette
distinction qui rend possibles la douceur, la patience, l'écoute, sans pour autant
abdiquer à ses propres principes.
Ce
passage est une page de sagesse politique conjuguée avec la douceur, une page
de la vertu des plus forts.
-
"Tu
sais très bien ‒ écrit De Gasperi à Togliatti ‒ que si, comme tu l'écris, entre
moi et toi il n'y a jamais eu, dans la pratique de Gouvernement, aucun
contraste sur des questions religieuses, ceci est vrai en ce qui concerne notre
rapport réciproque de travail ; mais toi, tu ne m'as pas leurré et moi je ne t'ai
jamais fait supposer que nous pussions échanger entre nous aussi les doctrines,
les tendances et même, dirais-je, les parties : c'est-à-dire que tu fasses le
chrétien et moi le marxiste. Chacun naît avec ses propres traits
caractéristiques et si les évolutions sont toujours possibles, et même souhaitables,
il n'est pas licite de confondre les raisons tactiques avec les convictions :
il faut qu'elles soient ou l'une ou l'autre chose... Voilà donc, cher Togliatti :
il ne s'agit ni de toi ni de moi, mais d'une antithèse qui dépasse nos personnes.
L'honnêteté politique exige que, toi et moi, nous signalions avec franchise ce
contraste à ces électeurs auxquels nous demandons un vote de confiance ; même
pas la sincère profession de notre foi n'empêchera que chacun donne la
contribution qui lui revient en vue de l'évolution politique du Pays"
Douceur et patience
Cette
vertu de la douceur mise au service du Pays et non d'intérêts personnels ou d'une
partie de ce dernier, revient dans une lettre écrite à Mario Missiroli, l'une
des plus prestigieuses plumes du journalisme italien :
-
"Quelle
est la fatigue, la peine la plus grande ? L'aspect le plus pénible d'une crise
est le côté humain : ne pas pouvoir tenir compte des attentes légitimes, devoir
passer au-dessus d'anciennes amitiés, devoir prendre acte de ressentiments qui
peuvent être subjectivement justifiés, mais objectivement inévitables ; tout
cela bouleverse même la conscience la plus tranquille. Il est facile de crier :
dépêche-toi, sois rapide, résolu, dur. On ne travaille pas avec des pierres,
mais avec des hommes ; avec des hommes qui ont leurs droits, leur conscience et
qui, dans le gouvernement ou pas, dans le passé et dans l'avenir, ont été et
seront tes camarades de lutte et, au fond, tous au même service du Pays"
La
vertu de la patience n'a pas été en De Gasperi l'immobilisme d'une médiation
entre forces opposées qui n'apportait pas de solution aux problèmes urgents du
Pays. Il avait conscience que la politique n'était pas la recherche de l'absolu,
mais ‒ pour employer l'expression de Maritain ‒ la recherche de la réalisation
d'un idéal historique concret.
Dans
cette recherche passionnée, De Gasperi avait conscience que
-
"gouverner
est, pour un homme de sentiment, une souffrance quotidienne. À la porte de mon
bureau, les nécessités infinies d'un peuple de 47 millions d'hommes et de
femmes frappent quotidiennement ; quand on compare la somme de ces aspirations
et de besoins avec l'étroitesse des moyens à notre disposition, il est
impossible de se soustraire à un sens de découragement. On voudrait brûler
toutes
les étapes sur la voie du progrès et de la prospérité, et on s'aperçoit
que le chemin ne peut qu'être graduel, toujours trop lent pour notre impatience
fiévreuse. Il arrive alors qu'on se demande avec anxiété : se rendra-t-il
compte, le peuple italien, que ce n'est jamais par manque de bonne volonté, que
ce n'est pas par insuffisance de capacités que nous n'arrivons pas à faire tout
ce que nous voudrions faire ?"
La
distinction entre principes et instruments pour les réaliser, ce qui constitue au
fond la distinction entre la foi et la politique et qui est le principe de la saine
laïcité, était fortement enracinée en De Gasperi.
À
des journalistes qui l'interrogeaient sur différents problèmes, il répondait
ainsi :
-
"L'expérience
me dit qu'en tout ce qui a trait à la méthode, à l'instrument ou à la
structure, il convient d'être ductiles, compréhensifs, patients ; l'énergie et
l'inflexibilité doivent être réservées à tout ce qui est certitude et fondement
permanent d'une nation. Les organismes peuvent changer, mais ce qui ne doit jamais
s'éteindre est la lampe de la conscience morale : voilà la responsabilité
devant l'histoire, devant les pères qui nous l'ont transmise, devant Dieu qui nous
juge ; et cela a un poids toujours plus grave au fur et à mesure que les jours
et les années passent"
La
conscience profonde que De Gasperi avait des limites de la politique, une conscience
qui l'amenait à ne pas absolutiser les réalisations qui ne sont et qui ne
demeurent que contingentes et non définitives, et qui pour cela nécessitent du chemin
de la patience, de l'écoute, du dialogue et de la douceur, est bien perçue par
sa fille Maria Romana quand, à la fin de sa biographie passionnée écrite en
mémoire de son père, en se souvenant des derniers jours de sa vie, elle s'exprime
ainsi :
-
"Par
la suite, son esprit sembla s'apaiser dans la certitude d'avoir tout fait, d'avoir
fait son propre devoir même face à ce dernier problème politique. En montant
les escaliers en bois qui menaient à sa chambre ce soir-là, il me dit : 'Maintenant,
j'ai fait ce qui était dans mon pouvoir ; ma conscience est en paix. Tu vois,
le Seigneur te fait travailler, il te permet de faire des projets, il te donne de
l'énergie et la vie ; après, quand tu crois être nécessaire, indispensable à
ton travail, il t'enlève soudainement tout. Il te fait comprendre que tu n'es qu'utile
: maintenant, te dit-il, ça suffit, tu peux aller. Et tu ne veux pas, tu
voudrais te présenter dans l'au-delà avec ton devoir bien fini et précis. Notre
petit esprit humain a besoin des choses finies et ne se résigne pas à laisser à
d'autres l'objet de sa propre passion inachevée'"
Voilà
la leçon spirituelle et politique que De Gasperi laisse à nous tous ; c'est une
leçon qui est utile surtout à ces catholiques qui, sans utiliser le manteau
protecteur de l'Église et en profiter, entrent avec humilité dans l'arène
politique pour servir le peuple et non pour s'en servir avec des discours et des
promesses démagogiques.
Emilio Grasso
(Traduit de l'italien
par Franco Paladini)
Cf. En
una carta a Alfredo Leuco, el Papa se refirió al próximo encuentro con Cristina, in "LaVoz" (14 de abril de 2015): http://www.lavoz.com.ar/politica/en-una-carta-alfredo-leuco-el-papa-se-refirio-al-proximo-encuentro-con-cristina
Cf. En una carta a
Alfredo Leuco...
Benoît XVI, Aux membres du
Conseil de la Fondation Alcide De Gasperi (20 juin 2009).
Cit. in M.R. De
Gasperi, Mio caro padre, Marietti, Genova-Milano 2003, 20-21.
Cit. in M.R. De Gasperi,
Mio caro padre..., 34.
Cit. in M.R. De
Gasperi, Mio caro padre..., 87.
Benoît XVI, Aux membres du
Conseil...
Cit. in M.R. De
Gasperi, Mio caro padre..., 95.
Cit. in M.R. De
Gasperi, Mio caro padre..., 98-99.
Cit. in M.R. De
Gasperi, Mio caro padre..., 122.
Cit. in M.R. De
Gasperi, Mio caro padre..., 123.
M.R. De Gasperi,
De Gasperi. Ritratto di uno statista, Arnoldo Mondadori Editore, Milano
2004, 324-325.